Fleur Pellerin : «S’en prendre au patrimoine d’un peuple, c’est l’attaquer dans son humanité»

Fleur Pellerin : «S’en prendre au patrimoine d’un peuple, c’est l’attaquer dans son humanité»

Face aux destructions des monuments préislamiques syriens et irakiens par l’Etat islamique, dont dernièrement le temple de Bêl dans la cité antique de Palmyre, la ministre de la Culture a décidé de donner les moyens aux chercheurs d’une reconstitution en 3D pour en garder une trace visuelle.


La ministre française de la Culture, Fleur Pellerin, défend un projet de loi sur la liberté de création, l’architecture et le patrimoine, qui sera examiné en commission à partir de la semaine prochaine à l’Assemblée nationale. Parmi les différentes dispositions, certaines concernent le trafic d’œuvres d’art et le patrimoine détruit dans les pays en guerre. En effet, que faire après les dernières destructions à Palmyre ?

Quelle réponse du ministère de la Culture après les dernières destructions perpétrées par l’Etat islamique à Palmyre ?

La priorité absolue est évidemment la lutte contre Daech, pour protéger les populations qui sont massacrées chaque jour. Le président de la République a pris des engagements forts en ce sens. Je suis aussi profondément meurtrie par les destructions du patrimoine que Daech a mises en scène au cours des derniers mois, et qui semblent s’accélérer. Il y a urgence. S’en prendre à un peuple, à sa mémoire, c’est l’attaquer dans son essence même, dans son humanité. Dans le cas de Palmyre, comme dans celui de Mossoul ou Nimroud, il s’agit d’ailleurs du patrimoine de l’humanité tout entière…

François Hollande a confié au président-directeur du Louvre, Jean-Luc Martinez, une mission pour faire des propositions en octobre sur la protection des biens culturels dans les zones de conflits. Je viens notamment d’intégrer certaines dispositions dans mon projet de loi. Je travaille aussi sur des mesures de lutte contre le trafic, sur les ponts à renforcer avec les scientifiques des pays en guerre et l’accueil que nous pouvons leur réserver, les initiatives symboliques à prendre…

Car je veux aussi conserver la mémoire de ce patrimoine, non seulement en Europe mais dans le monde entier. Comment pouvons-nous protéger la mémoire de ces sites, ceux qui sont en train d’être détruits, comme ceux qui le sont déjà ? Comment associer les chercheurs, les historiens de l’art préislamique et islamique, avec des entreprises de nouvelles technologies, qui travaillent par exemple sur la modélisation en trois dimensions ? Cette association des savoirs et des savoir-faire permettrait la constitution d’une mémoire et d’un patrimoine que rien ne viendrait détruire. Afin que les générations futures puissent avoir la chance de voir ce qui risque d’être perdu définitivement. La semaine dernière, nous avons évoqué une collecte de données qui devra être la plus large possible. Des données architecturales, ou visuelles comme les photographies ou les représentations des différents sites, pourront permettre de les reconstituer et de les présenter en réalité virtuelle ou augmentée. Nous avons donc réfléchi aux conditions de cette collecte. Des contributions publiques sont envisagées, tout comme l’appel à des laboratoires de recherches d’autres pays. Il faut y aller progressivement, commencer par certains sites et travailler ensuite sur la qualité et l’exhaustivité des reconstitutions. Je veux que l’on puisse montrer que ce que les terroristes détruisent peut continuer à vivre différemment, grâce à l’aide de tous.

Comment pourra-t-on voir les premières reconstitutions ?

Aujourd’hui, tout ce qui concerne la réalité virtuelle est assez facile à envisager. Nous pouvons par exemple imaginer, en étant réalistes, un casque qui permette de nous promener dans Palmyre. Les progrès dans ce domaine étant très rapides, il est difficile de se prononcer sur ce qui sera envisageable dans cinq ans par exemple. Les historiens et les chercheurs doivent aider à déterminer quelles périodes devront être choisies pour les reconstitutions. Palmyre n’est évidemment pas la même aux différentes époques de sa construction, au XXe siècle ou juste avant la destruction… La 3D permet à la fois de se déplacer dans l’espace et dans le temps. Il y a une réflexion et une méthode à mettre en œuvre. Notamment pour qu’ensuite elle nous permette de réaliser, pourquoi pas ?, des impressions 3D ou une reconstitution physique du site à partir de ces technologies.

Ces images en 3D seront-elles accessibles dans la région, au Proche Orient ou même en Syrie ?

C’est justement l’un des aspects sur lesquels je voudrais insister. Et c’est pour cette raison que ce projet doit être le plus large possible. Il doit se fonder sur une collaboration internationale, mondiale, à l’échelle de l’humanité. Ne serait-ce qu’au moment de collecter les données. Le projet doit être mené avec les données que l’on peut récupérer à l’extérieur des territoires de conflits, partout dans le monde, afin de ne pas mettre en danger des vies humaines sur place. Et le résultat devra être accessible partout. C’est l’avantage du numérique. Il peut être utilisé à la grotte Chauvet, avec la reconstitution extraordinaire rendue possible grâce à la numérisation, ou dans des pays en guerre.

Reste que la 3D ne restituera pas l’esprit des lieux…

Rien ne remplacera jamais ces trésors de l’humanité. Jamais. Mais certains sont déjà totalement détruits. Donc nous avons désormais choix entre le néant et ces reconstitutions. Or je trouve que le message est beau : tous les citoyens du monde peuvent contribuer à reconstruire ce que des terroristes détruisent. Pour constituer cette base de données iconographiques, nous ferons appel au grand public. Un peu à la façon de ce qui a été fait pour les commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale, avec la «Grande collecte». Mon ministère a lancé un appel pour rechercher le plus d’archives personnelles possible. Le succès a été incroyable. Les gens sont heureux d’inscrire leur histoire personnelle ou familiale dans le cadre plus large de l’histoire d’un pays. La démarche fut la même en Allemagne pour la reconstitution de la ville de Dresde. C’est aussi une réappropriation de la mémoire collective. C’est la même chose pour ces sites du Proche-Orient, qui sont très importants pour l’Europe, qui a contribué à leur découverte et à leur conservation. Je compte solliciter des contributions de l’Union européenne.

A part la numérisation, quelles sont les autres façons d’aider à protéger le patrimoine ?

La protection des objets archéologiques est une action primordiale. Cela fait partie de la mission confiée à Jean-Luc Martinez. Parmi les réflexions menées ensemble, j’ai voulu qu’il y ait une législation permettant à la France d’accueillir en dépôt des biens culturels menacés, à la demande de l’Etat qui en est le propriétaire, afin de les mettre à l’abri et de les restituer ensuite lorsque la menace disparaît. C’est une législation qui existe déjà en Suisse. Cela s’appelle un refuge. Je souhaite que cette idée soit débattue dans le cadre de mon projet de loi, qui doit être discuté à l’Assemblée nationale avant la fin du mois.

Le patrimoine n’est pas seulement détruit, il fait aussi l’objet d’un trafic…

Et c’est révoltant. Les terroristes alimentent une partie de leurs activités grâce au revenu de ce trafic. Ils se sont d’ailleurs beaucoup professionnalisés. Ils ont recruté des experts, des archéologues… Ils peuvent garder les objets pendant plusieurs années avant de les écouler avec plus de discrétion et ils connaissent bien le marché de l’art. Il nous faut donc veiller à sensibiliser les galeries d’art et les musées à ce type de trafic. Lister les mobiliers menacés… Plusieurs administrations collaborent à ma demande, et j’ai prévu d’intégrer des dispositions à ce sujet dans le texte de loi que je porterai dans les jours qui viennent, en lien avec le travail de Jean-Luc Martinez. Il n’y a par ailleurs pas encore d’initiative européenne : je compte mobiliser mes homologues et les institutions compétentes pour bâtir une politique commune de lutte contre le trafic des œuvres.

Quelle collaboration espérez-vous des chercheurs ou des musées des pays en conflit ?

Il s’agit surtout de pouvoir les aider. Beaucoup tiennent à rester sur place, comme cela a été le cas de Khaled al-Asaad. Cet homme de savoir est mort pour Palmyre, en voulant protéger notre histoire. C’est en ce sens que je veux envisager un accueil temporaire pour ceux qui souhaitent continuer à travailler en sécurité et contribuer à la sauvegarde de leur patrimoine à partir du territoire français. La France doit être un refuge culturel et scientifique.

Vous évoquiez aussi une action symbolique…

En effet, je réfléchis, avec les institutions culturelles, à la manière dont nous pourrons, à travers la commande publique, avec des œuvres, des manifestations, honorer la mémoire de ceux qui sont tombés pour le patrimoine. Il serait tristement ironique que sombrent dans l’oubli ceux qui ont sacrifié leur vie à la préservation de la mémoire commune de l’humanité.