Un carnage attribué à l'EI dans la ville turque de Suruç

Un carnage attribué à l'EI dans la ville turque de Suruç

Un attentat suicide a fait au moins 31 morts lundi à midi. Si la piste de l'Etat islamique se confirme, il s'agirait de la première attaque du groupe jihadiste sur le territoire de la Turquie.


Un véritable carnage, avec au moins 31 morts : selon les autorités turques l'attentat suicide qui a secoué lundi à midi la petite ville de Suruç, à une dizaine de kilomètres de la frontière syrienne, aurait été commis par l'Etat islamique (EI). Le Premier ministre Ahmet Davutoglu accuse l'organisation jihadiste. Il s’agirait du premier attentat commis par ce groupe sur le territoire de la Turquie, accusée de  laisser passer par sa frontière sud aussi bien des armes que des hommes pour les groupes terroristes opérant en Syrie.

Le groupe jihadiste n’avait toujours pas revendiqué lundi en fin de journée cette opération menée par un kamikaze dans un jardin du centre culturel Amara à Suruç alors que de nombreux jeunes militants de l’Association des jeunes socialistes et des activistes de la cause kurde y étaient réunis. Les autorités, comme la plupart des spécialistes, n’ont néanmoins guère de doute. Peu après cette première explosion, une autre attaque à la voiture piégée a visé à quelques kilomètres de là un barrage de sécurité établi par les milices kurdes dans le sud de Kobané, la petite ville syrienne devenue le symbole de la résistance kurde l’automne dernier. Après quatre mois d’intenses combats, l'Etat islamique a dû se retirer en janvier, subissant son premier revers militaire.

Cette attaque est  aussi un clair avertissement aux autorités turques, qui depuis quelques mois ont commencé à resserrer les contrôles dans les aéroports et à sa frontière pour empêcher le transit par son sol des recrues étrangères de l’EI en route vers la Syrie. Elle a également mené ces dernières semaines plusieurs opérations de police, très médiatisées, pour démanteler les filières jihadistes qui passent par son territoire. Ankara a néanmoins toujours récusé les critiques de ses alliés occidentaux sur son laxisme face aux jihadistes partant combattre en Syrie. «Au moins 2 000 étrangers suspectés de vouloir aller en Syrie ou en revenant ont été arrêtés et expulsés depuis 2013», assure Ufuk Ulutas, directeur de SETA, think tank de politique étrangère proche de l’AKP, le parti islamo-conservateur au pouvoir depuis 2002.

C’est une évidence même si les autorités ont longtemps préféré éluder la question, considérant que la prise de contrôle d’une grande partie du nord de la Syrie par le PYD, le principal parti kurde syrien organiquement lié au PKK qui mène la lutte armée contre Ankara depuis 1984, est plus dangereuse pour la sécurité nationale. Cela explique les réticences d’Ankara à l’automne dernier à aider les combattants kurdes de Kobané qui affrontaient l’EI. Une barrière avec des barbelés et des miradors s’étend le long des quelque 900 kilomètres de frontière turco-syrienne, mais elle est renforcée dans les zones kurdes. Les combattants kurdes en outre n’ont pas hésité comme ces derniers jours à Hassaké dans l’est à mener des opérations contre les jihadistes en commun avec les troupes du régime. Cela  contribue encore un peu plus à nourrir la méfiance vis-à-vis du PYD éprouvée par le gouvernement islamo-conservateur, qui  veut à tout prix le renversement d’Assad.

Le pouvoir turc commence néanmoins à prendre conscience de l’ampleur du danger EI et des jihadistes, alors même que, selon des informations rendues publiques par le quotidien Hurriyet, le MIT, les services secrets turcs évaluent à au moins 3 000 le nombre des citoyens turcs partis se battre en Syrie dans différents groupes radicaux dont l’EI. «L’Etat islamique est pour nous clairement un ennemi, qui a toujours combattu les groupes de la rébellion démocratique syrienne que nous soutenons et qui a toujours conquis des territoires aux dépend de l’opposition et non du régime de Bachar al-Assad», explique Ufuk Ulutas, tout en reconnaissant que la Turquie soutient des groupes islamistes même radicaux «s’ils n’ont pas de liens avec le terrorisme, ont un enracinement local et se battent pour une Syrie pluraliste». Ankara comme le Qatar et l’Arabie saoudite aident «l’armée de la conquête» qui réunit des groupes liés aux Frères musulmans mais aussi le front al-Nusra, filiale syrienne d’al-Qaeda désormais en guerre ouverte contre l’EI.

UNE INTERVENTION TRANSFRONTALIÈRE EST-ELLE ENCORE À L’ORDRE DU JOUR ?

Les autorités turques continuent de souffler le chaud et le froid, même si depuis  longtemps Ankara insiste pour la création d’une zone tampon d’une profondeur d’une vingtaine de kilomètres dans certains points de la longue frontière turco-syrienne, notamment  autour de Kobané et de Marea, mais aussi au nord d’Alep, avec le déploiement de quelque 20 000 soldats. L’objectif officiel d’une telle opération serait de donner un havre aux réfugiés fuyant les combats et la soldatesque d’Assad alors même que près de 2 millions d’entre eux sont déjà accueillis sur le territoire turc. Mais les alliés d’Ankara, à commencer par Washington, sont hostiles à une telle intervention même limitée, qu’Ankara ne veut en aucun cas mener unilatéralement et sans un mandat international.

Fin juin, le président turc avait fait monter la pression. «Quel que soit le prix à payer, jamais nous ne permettrons l’établissement d’un nouvel Etat à notre frontière sud, dans le nord de la Syrie», avait martelé Recep Tayyip Erdogan. Des propos qui visaient aussi bien l’Etat islamique que les Kurdes syriens. Mais l’armée turque elle-même semble très réticente pour une telle aventure. «Entrer c’est facile, mais comment en sortir ? Tout d’abord il faut préparer le terrain diplomatique, sans cela le pays sera en difficulté»,relevait l’ancien chef d’état-major Ilker Basbug dans une interview au journal nationaliste Sozcu et l’actuel patron de l’armée turque, le général Necdet Özel, ne veut rien faire avant que soit installé un nouveau gouvernement de coalition. L’AKP avait perdu la majorité absolue lors des élections législatives du 7 juin et tente depuis de former une coalition avec les ultranationalistes du MHP ou avec les sociaux-démocrates du CHP. Dans le premier cas la politique syrienne du pouvoir turc resterait peu ou prou la même. Une coalition avec la gauche changerait en revanche la donne, car le CHP a depuis le début dénoncé «l’aventurisme» de la politique syrienne de Recep Tayyip Erdogan, engagé à fond contre Bachar al-Assad.