Rencontre avec le pédagogue Fredj Bouslama : "La réforme éducative en Tunisie, un projet en panne d’idée"

Rencontre avec le pédagogue Fredj Bouslama : "La réforme éducative en Tunisie, un projet en panne d’idée"

Autour de la réforme éducative en Tunisie, nous avons rencontré le pédagogue Fredj Bouslema, inspecteur pédagogique responsable des centres de promotions de Handball à Sousse.


Le début de la désillusion

Après toutes les belles promesses d’une réforme éducative profonde et radicale prête à changer la face de l’éducation en Tunisie, le projet fanfaronnant au début semble peu à peu perdre de son élan premier. Le grand rêve de réforme se réduit à de petites régulations qui entre dans le cadre de l’amélioration de la prise en main de l’école et à l’école.

Des petites mesures qui espèrent apporter plus de rigueur et de fermeté dans la gestion et la gouvernance du système éducatif, de ses institutions et de ses acteurs.

Une autre petite mesure pour remonter les bretelles d’une population de bacheliers un peu trop laxistes grâce à un fond de caisse trop élevé de 25% qui leur permettait de franchir la tranchée du bac avec un excès de zen attitude. Une décision controversée qui somme toute, créé plus de problèmes qu’elle n’en résous puisqu’elle engorger d’avantage un système éducatif déjà alourdi fonctionnellement et financièrement par le nombre de redoublants. Les architectes de cette grande mesure sensée améliorée le niveau des élèves ont étonnamment oubliés que la réussite est plus une affaire d’enseignement que d’évaluation.

Finalement, un projet de loi d’incrimination des cours particuliers, question de rendre à l’école son terrain perdu et de reconquérir le monopole de l’éducation formelle. Une bonne initiative à condition encore une fois qu’on enseigne mieux à l’école.

Le débat national est fini !

Mis à part cela ? Rien. Rien, à part que le cheval de bataille de cette grande réforme éducative (prétendue, attendue ou espérée, on ne le sait pas encore) semble finir sa course, épuisé et à bout de souffle. J’invoque le débat national sur la réforme du système éducatif Tunisien. Le rapport final vient de paraitre et comme il était prévisible et prévu il ne diffère en rien dans le fond de toutes les consultations précédentes menées par le ministère de l’éducation sauf que cette fois ci on a remplacé consultation par débat. Nos propos sont critiques mais ils ne s’adressent nullement aux intervenants de l’UGTT et de l’IADH, ils s’adressent plutôt à cette cage en or dans laquelle ils ont été mis avec leurs consentements.

Le débat national sur la réforme éducative ou l’une de ses phases, est donc achevée. Un rapport de synthèse a été déposé par la commission. Une lecture dans le document semble indiquer que le projet de réforme se trouve aujourd’hui dans un cul-de-sac.

Démarche participative mais pas trop !

Contrairement aux éloges faites à la démarche « participatives », tant vantée dans le préambule du document de synthèse, et continuellement célébrée par le ministre de l’éducation comme « LA » grande nouveauté dans la gouvernance, nous nous retrouvons en réalité dans une logique diamétralement opposée à celle de l’approche démocratique participative qui théorise et organise les démarches participatives. Telle que décrite dans la littérature et dans les expériences des pays démocratiques développés, les plus performants en matière d’éducation, la démarche participative appartient à la 5ème génération des approches d’évaluation des politiques publiques et pour qu’une réforme soit participative elle doit répondre à minima à 3 conditions :

Elle n’est ni conduite ni pilotée par l’administration ou les institutions de l’Etat mais par les composantes de la société civile. Elle n’engage pas les acteurs du système et les intervenants directs uniquement mais tous les protagonistes, les clients et ceux qui consomment le produit de l’école.

Elle n’est pas une consultation, ni un débat mais une concertation qui débouche sur des choix consensuels concrets et définitifs.

Ce qui a été fait dans le cadre du projet de réforme du système éducatif Tunisien ne répond à aucune de ces conditions fondamentales. La démarche qui a été adopté correspond au mieux et avec beaucoup de tolérance intellectuelle, à la troisième génération des approches participatives d’évaluation des politiques publiques, en vogue pendant les années 90 dans les pays développés.

La méthodologie empruntée par le ministère de l’éducation et le comité de pilotage responsable du projet de réforme s’apprête plutôt à la famille des approches ascendantes dans la prise de décision. Une approche ascendante permet de faire remonter les idées au lieu de les imposer d’en haut cependant elle reste une méthodologie verticale avec une hiérarchie des niveaux et un flux d’information à sens unique qui monte sans redescendre. Or les approches participatives se basent sur une logique horizontale sans hiérarchie et ou l’information, les idées, les propositions circulent en cercle. Le travail ne consiste pas à un recueil de données comme dans les approches ascendantes mais à une veritable concertation et une négociation approfondie longue et souvent tendues entre les représentants du pouvoir publique, les intervenants dans le système éducatif, les bénéficiaires du service éducatif et ceux qui consomment le produit de l’éducation. Le résultat serait la délibération sur un choix construit et adopté collectivement par tous les intervenants et les protagonistes ayant pris part à la concertation.

La démarche adoptée par le ministère de l’éducation et ses partenaires ne diffère, donc en rien de ce qui se faisait avant et qui se résume à la tunisienne par « chawarha ou khalefha » « demande lui son avis et fait ce que tu veux ». Tout le monde participe mais à la fin, personne ne se retrouve dans le produit final. Une technique bien décrite dans la belle phrase d’Alphonse Daudet « la meilleure façon d’imposer une idée aux autres c’est de leur faire croire qu’elle vient d’eux »

Un produit non exploitable ou manipulé

Nous sommes donc en plein cœur du modèle de la « noosphère ». La sphère des gens qui pensent. Désignée par le ministère de l’éducation, cette élite intellectuelle ou symbolique qui, parce qu’elle sait, va définir au nom de tous les autres les termes de la consultation, ses axes, ses thématiques, et même les intervenants qui seront interrogés, tout cela dans un bain purement bureaucratique, lui-même prisonnier de ses propres visions, conceptions, perceptions, illusions et pire que cela, prisonnier de ses propres échecs. La noosphère est aussi en charge du travail de synthèse or dans une synthèse il y a deux écueils. Le premier, c’est que la commission présente en toute transparence et honnêteté tout ce qui a été dit pendant la consultation nationale, en vrac, une mosaïque de propositions et d’avis non harmonieux, non cohérents, voire même complètement contradictoires. Ce qui est le cas du document de synthèse publié par la commission de pilotage du projet de réforme, et qui est par conséquent non exploitable. Le deuxième écueil et vers lequel semble se diriger cette même commission, est celui de la sélection et de la mise en cohérence. Ce qui suppose que les idées et propositions seront filtrées dans un tamis dont le calibre et la nature seront définis par la commission. Elle va ainsi prendre ce qu’elle considère bon et jeter ce qu’elle considère mauvais. C’est donc une position de décision que cette commission va assumer encore une fois au nom de tous les autres. Sauf qu’elle comme sa mission s’arrête à la « livraison de la marchandise » elle ne sera plus là pour assumer les responsabilités de ses choix face aux citoyens.

La fantaisie des chiffres

Oui … pour faire sérieux et pour donner une touche de scientificité à un document, il faut toujours des chiffres. Alors dans la synthèse de la consultation nationale sur la réforme éducative nous en avons mis. Nous avons classé les idées et les propositions recueillies par fréquence de redondance comme si l’idée la plus répandue et la plus commune pourrait être l’idée la plus pertinente ou la plus légitime. Par exemple, la proposition de ne plus considérer l’élève comme le centre unique du projet éducatif dans une position respectable en termes de rang et de fréquence d’apparition. Paradoxalement, au moment où les meilleurs systèmes éducatifs du monde ne perçoivent et ne conçoivent plus l’école comme uniquement un lieu d’apprentissage mais un lieu de vie pour les enfants, et alors que leurs programmes, leurs systèmes d’évaluations leurs activité scolaires ont été revus pour permettre au mieux l’épanouissement de l’enfant à l’école, chez nous on vient à reconsidérer le principe même que l’élève puisse être le centre de l’action éducative. Cette aberration dangereuse indique simplement d’une guerre d’autorité et de statut à l’école entre enseignants, élèves, parents d’élèves. Et c’est effectivement cette guerre silencieuse qui éclate de temps en temps dans sa forme la plus crue : la violence scolaire.

Les vraies questions en suspens

Quand nous abordons un projet de réforme éducative, la problématique est claire : comment réduire le décalage qui se crée à un moment donné entre le produit de l’école et les besoins de la société et des individus. Deux questions fondamentales sont posées ; L’une d’ordre didactique et l’autre d’ordre axiologique.

La première exige une réponse à ce que sera l’économie du monde dans 10, 20 et 30 ans. L’objectif est de préparer cet enfant de 6 ans, qui débute l’école en 2015 et qui partira à la retraite en 2070, à trouver un emploi et à passer une vie active équilibrée et productive tout en lui permettant de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. La réponse à cette question permettra de décliner les savoirs, les compétences, les connaissances, et les habiletés qui devront être maitrisés par ce petit poussin ; Mais l’entreprise n’est pas anodine car comment prévoir l’économie du monde dans dix ans quand il nous est difficile de faire des pronostiques et des prévisions sur son état à une semaine ou une année ?

La tache est d’autant plus ardue et complexe que la prospection des évolutions à venir doit s’étaler sur quatre domaines : La génétique, la biochimie, le cybernétique et le nano-technologique.

La consultation nationale sur la réforme éducative ne semble pas sensible à cette question ; Comment pourrait elle l’être quand la participation de l’organisation du patronat, la contribution des experts économiques et la connexion avec le reste du monde sur les questions stratégiques, économiques et éducatives de ce projet de réforme sont autant négligées ? Pire encore ! L’université tunisienne ne prend pas part au débat. Guerre de territoire ou manque de clairvoyance ?? Cette fracture entre l’école et l’université se passe de tout commentaire. C’est juste totalement inacceptable.

La deuxième question exige une réponse sur les valeurs, les principes et les fondamentaux qui constituent notre culture et dont nous déciderons d’implanter les graines dans nos enfants permettant ainsi aux jeunes générations futures de la conserver et l’enrichir. Quel est le code génétique culturel que nous devons transmettre et comment faire en sorte qu’il ne disparaisse pas sous les pieds de la loi de la sélection naturelle des plus forts ?

Dans un monde sorti à jamais du modèle unique, de la pensée unique et de la conformité totale, quel sera le capital culturel que nous allons léguer au nom de la patrie et au nom de la continuité de la nation aux générations futures ?

Encore une fois la consultation nationale sur la réforme éducative esquive tant bien que mal la réponse à cette question fondamentale, mise de côté dans le tiroir du « ni fait ni à faire ». Nous trouverons bien dans le document de synthèse quelques préceptes bateau qui résonnent bien, du genre tolérance, fraternité…. Ces valeurs valables au commun des mortel mais qui ne disent rien sur la spécificité d’une société envahie de partout par des valeurs venues d’ailleurs. Quand on n’a pas le courage de poser la question de l’identité dans le cadre d’une réforme éducative, on ne peut s’amuser à faire de la démagogie. L’avenir de nos enfants et de toute une nation et bien plus précieux.

Comme avant !

Bachelard dit « il arrive toujours un moment où on n’a plus intérêt à chercher le nouveau sur les traces de l’ancien ». Vu l’état actuel du système éducatif tunisien et vu les défis énormes qui attendent les prochaines générations, ce n’est pas d’une réforme dont nous avons besoin, mais d’une révolution éducative. Pour le moment nous en sommes encore loin. Nous focalisons beaucoup trop sur un passé éducatif glorifié et idéalisé sur lequel nous souhaiterions revenir alors que l’histoire ne se répète jamais, et nous sommes beaucoup trop ancrés à un présent plein de problèmes que nous espérons voire disparaitre d’un coup de baguette magique, sans sacrifice, sans effort et sans patience. Mais dans tout cela, ne sommes nous pas en train d’oublier que le véritable enjeu de l’éducation c’est l’AVENIR.

Peu être…

Au regard de ces quelques éléments, le projet de réforme de l’éducation semble malheureusement passer à côté de la plaque tant sur le plan méthodologie que sur les questions substantielles auxquelles il devait répondre …mais tant que cela ne semble déranger personne … et tant que la côte du ministre de l’éducation est au Top, continuons à faire semblant. Mais continuons aussi à souffrir de la qualité médiocre du plus gros du produit éducatif, continuons de payer le prix chère de l’abondant scolaire donnant à la rue 110 mille vies par an pour les éduquer et continuons à traitant le problème de la violence scolaire par des outils répressifs inefficaces.

Nous vous proposerons dans un autre article probablement la structure ternaire qui devrait assoir un projet de réforme éducative. Mais attendons de voir, il y aura peut être une correction de trajectoire... Qui sait !