Valls et la « guerre de civilisation » : la transgression dangereuse

Valls et la « guerre de civilisation » : la transgression dangereuse

Manuel Valls aime visiblement la transgression des mots. Depuis le début de l’année, on relève au moins trois occasions importantes au cours desquelles il a employé des formules inhabituelles dans la bouche d’un Premier ministre issu du Parti socialiste ; un choix de mots qui ne doit rien au hasard.


Premier acte, le 20 janvier, lorsque le Premier ministre parle d’« apartheid territorial, social, ethnique » pour décrire la situation des habitants des banlieues des grandes villes françaises. On était en plein débat post-Charlie et Manuel Valls avait utilisé l’occasion des voeux à la presse pour tester cette formule qui fit alors polémique.

Deuxième acte, mi-février, lorsque Manuel Valls évoque « l’islamofascisme », une formule controversée, peu employée à gauche mais surtout inspirée par la mouvance néoconservatrice aux Etats-Unis, et ultralaïque en France.

Le dernier épisode de cette offensive sémantique porte sur une formule encore plus connotée : « guerre de civilisation », qui évoque tout aussi bien la thèse très contestée du professeur de Harvard Samuel Huntington (le « choc de civilisations ») que le vocabulaire de George W. Bush déjà repris en France par Nicolas Sarkozy.


 « C’est notre civilisation que nous défendons »

Le Premier ministre s’exprimait dimanche lors de l’émission « Le Grand Rendez-vous » (Europe 1, Le Monde, iTélé) à propos de la vague d’attentats imputés aux djihadistes, y compris en France :

« Nous ne pouvons pas perdre cette guerre parce que c’est au fond une guerre de civilisation. C’est notre société, notre civilisation, nos valeurs que nous défendons. »

Au risque de se contredire, Manuel Valls a aussitôt nuancé son propos en soulignant qu’il ne s’agit pas d’« une guerre entre l’Occident et l’islam ». Cette « bataille se situe aussi, et c’est très important de le dire, au sein de l’islam. Entre d’un côté un islam aux valeurs humanistes, universelles, et de l’autre un islamisme obscurantiste et totalitaire qui veut imposer sa vision à la société. »

La droite applaudit ce qu’elle considère comme une conversion du Premier ministre au « réalisme » de ses dirigeants qui, à l’image de Nicolas Sarkozy en janvier dernier, employaient déjà ce vocabulaire.

Le djihadisme, « civilisation » alternative ?

Mais ce n’est pas parce qu’il emploie les mêmes mots que la droite que Manuel Valls se trompe : c’est parce qu’il donne tout d’un coup aux djihadistes un statut qu’ils n’avaient pas encore, celui de « civilisation » alternative.

Il court surtout le risque de ne plus être entendu lorsqu’il nuance son propos pour ne pas faire de cet affrontement un choc entre l’islam et la République, et donc de laisser entendre qu’il se rallie, de fait, à la thèse de Samuel Huntington qui faisait de l’opposition entre l’islam (pas seulement radical) et l’Occident l’une des grandes lignes de fracture du monde post-guerre froide.

Avec des phrases aussi connotées et martiales, Manuel Valls donne l’impression d’aller à l’encontre de ce qui devrait être sa priorité : marginaliser et isoler les éléments les plus radicaux au sein de la population française qui se réclame de cette religion sans en épouser les dérives sectaires et violentes. C’est avec les Français qui se vivent musulmans que cette « guerre » sera gagnée ou perdue, pas contre eux.

Si « guerre des civilisations » est traduit dans les esprits par « guerre à l’islam » comme l’ont bien compris les ultras anti-islam de la droite et de l’extrême droite, ceux qui parlent de « cinquième colonne » et d’« ennemi de l’intérieur », le Premier ministre aura affaibli sa capacité de mobilisation des Français de toutes origines contre le terrorisme au lieu de l’aider.

Valls chef de guerre

Certains socialistes s’en sont émus dimanche, regrettant que l’emploi de ce vocabulaire de l’ère Bush ne serve à rien d’autre que de participer à la construction d’une image martiale pour un Premier ministre qui se vit en chef de guerre, sans aider à la compréhension des phénomènes que vit le monde actuel.

Manuel Valls est convaincu que par ces formules choc – « islamofascisme », « apartheid », « guerre des civilisations » –, il se construira une image de chef inflexible au cœur de l’affrontement ; il risque, au contraire, par des raccourcis médiatiques, de semer la confusion et la division.