La perte de sens du mot Corruption

La perte de sens du mot Corruption

L'Etat tunisien coûte cher à ses contribuables. Cela nous le savions déjà avant les temps du Corona. Est-il besoin de rappeler que la machine administrative publique ponctionne 13% de la richesse nationale pour les besoins de son fonctionnement, soit un record mondial.


Mais le plus problématique est qu'en plus de coûter cher, notre Etat est largement inefficace. Les raisons de cette inefficacité sont nombreuses et cette chronique ne suffirait pas à les développer toutes. Ainsi je me limiterais aujourd’hui à une de ces raisons, à savoir la manière dévoyée dont nous abordons en Tunisie la lutte contre la corruption.
Deux faits d’actualité survenus au cours des dernières semaines méritent d’être rapprochés et serviront d’illustration à mon propos :
•    L’enthousiasme soulevé par la construction et l'équipement complet en quinze jours d'un pavillon Covid à l'hôpital Sahloul de Sousse,
•    La polémique provoquée par une commande, par le Ministre de l'industrie, de deux millions de masques à une entreprise spécialisée appartenant un député à l’ARP, dans une démarche d'urgence sanitaire.
Alors que l'opération de Sahloul a été unanimement saluée comme la parfaite démonstration du dynamisme de la société civile tunisienne, du grand esprit de solidarité des donateurs privés qui ont financé cette opération ainsi que de l'entregent du Ministre de la santé, l'initiative du Ministre de l'industrie de commander deux millions de masques urgemment requis par l'Etat a pour sa part tourné en une opération de lynchage de deux responsables publics (le ministre et le député) sous le prétexte qu'ils auraient été pris en flagrant délit de corruption.
Il ne m’appartient pas de défendre ces personnalités, elles sont assez grandes pour le faire seules. Mais admettons que cette polémique frise le ridicule ! Il est évident que le Ministre n’a pas respecté des dispositions réglementaires des marchés publics, mais est-ce pour autant de la corruption ? Pourquoi personne ne s’insurge-t-il contre le caractère kafkaïen de ces dispositions réglementaires qui ont obligé le ministre à leur contournement pour répondre à une situation exceptionnelle d’urgence ? Est-il logique de douter de la probité d’un ministre pour une opération somme toute dérisoire en montant alors qu’on continue de lui accorder notre confiance pour la conduite de la politique industrielle de ce pays ?
On dit que tout ce qui est excessif devient insignifiant et je suis persuadé que si le pavillon Covid de Sahloul avait été financé sur des deniers publics et que les masques avaient été financé par des dons privés, c'est le Ministre de la santé qui aurait été lynché et le Ministre de l'industrie porté aux nues.
Il est malheureusement triste de constater que la lutte contre la corruption est chaque jour davantage instrumentalisée et est devenue un outil de règlement de comptes mesquins. Tout et n'importe quoi est devenu matière à suspicion de corruption et la suspicion de corruption devient mécaniquement preuve dans le tribunal populaire médiatisé. Ma crainte est qu’ainsi dévoyée, la lutte contre la corruption va finir par devenir inaudible pour les tunisiens qui s'en détourneront et laisseront le champ libre à une incontrôlable expansion de la corruption.
Dans les deux situations citées en exemple, il apparaît clairement que l'Etat est inefficace. Si l'Etat avait entrepris lui-même la construction du pavillon Covid cela aurait pris des mois et coûté la peau des fesses. Avec ses procédures bureaucratiques de passation des marchés publics, l'Etat a été incapable de répondre aux exigences d'une situation de crise sanitaire concernant les masques.
La bureaucratie va tuer ce pays ! La lutte contre la corruption est en train de renforcer cette bureaucratie et ce faisant l'inefficacité de l'état. 
La bureaucratie est incapable de prévenir la corruption parce que la bureaucratie commet la grave erreur de s'attaquer à la corruption par la multiplication du formalisme procédurier et du juridisme. Alors que le Code des marchés publics est déjà un monument de procédures bureaucratiques, beaucoup ne conçoive la lutte contre la corruption qu’en complexifiant chaque jour davantage ses procédures, qu’en multipliant les exigences formelles aberrantes, qu’en rendant toujours plus opaques et incompréhensibles les circuits, qu’en multipliant les commissions et allongeant les délais de décision.

Finalement on aboutira à donner au fonctionnaire (seule personne encore capable de s'y retrouver dans le labyrinthe bureaucratique) un pouvoir d'appréciation chaque jour plus grand et ainsi ouvrir un boulevard à la corruption. 
Une lutte contre la corruption menée selon un paradigme bureaucratique, qui ne place pas en priorité de ses objectifs l'impératif d'efficacité de l'action publique devient contre-productive, car elle condamne les tunisiens à une double peine: elle rend l'Etat incapable d'exécuter ses propres décisions sans pour autant prévenir efficacement la corruption. 
La lutte contre la corruption doit être dépolitisée et surtout changer de paradigme. Elle doit admettre le principe que c'est la bureaucratie qui est la cause principale de la corruption et en aucun cas un remède à la corruption. Chaque fois que l'on supprimera une autorisation administrative, on supprimera un foyer potentiel de corruption. Chaque fois que l'on simplifiera une procédure administrative, on ôtera aux administrés la tentation de payer pour se simplifier la vie.

Chaque fois que les délais de réponse de l'administration seront fixés et connus de tous, on réduire la tentation pour le citoyen de payer pour obtenir plus vite le sésame recherché. Chaque fois que l'on permettra à une démarche administrative de s'opérer en toute transparence par voie digitale, on réduira les motifs de corruption…